Faire justice / Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes — Elsa Deck Marsault

Oeuvre: Lampuh Kansanoh


Là où le recours à la police en cas de violence n’est pas la solution mais un problème supplémentaire, il est tentant de trouver d’autres manières de faire justice. Or, malgré des intentions louables, les mesures mises en place dans les groupes militants sont souvent expéditives et les outils, empreints d’une philosophie punitive: menace, exclusion, harcèlement, dénonciation publique et discréditation politique. Comment sortir de cette impasse? La question est d’autant plus difficile qu’elle surgit au moment où les forces réactionnaires mènent une large offensive contre le prétendu «wokisme » pour mieux protéger ceux qui organisent les violences dans nos sociétés.

Ce livre propose une critique fine du moralisme progressiste et des pratiques punitives dans les luttes féministes et sociales. En se saisissant d’exemples concrets rencontrés au fil de son militantisme et en puisant dans les théories sur l’abolitionnisme pénal, Elsa Deck Marsault pose les jalons d’une justice transformatrice inventive dans laquelle le dialogue et l’horizontalité priment sur tout principe rigide. Car endiguer les violences, c’est aussi ne plus craindre le conflit, ne plus avoir peur de lutter.

Proposer une critique des mécanismes punitifs et délétères à l’œuvre dans les milieux militants, c’est mettre sur la table nos dysfonctionnements collectifs et nous donner une chance de faire mieux, de reconstruire de nouveaux fondements. — Elsa Deck Marsault




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Stéphane Baillargeon

«Faire justice»: passer de procès sans peine à peines sans procès

Il faut que l’incipit crépite. Celui de Faire justice, premier essai de la jeune Française Elsa Deck Marsault, respecte la règle en allant comme suit : « En tant que gouine, j’ai longtemps navigué dans les communautés queer et féministes, et ai été témoin de nombreux processus d’exclusion et d’acharnement collectif. […] Je ne compte plus les témoignages écrits par des personnes exclues de leur milieu après des années de lutte ; ni ceux rédigés par les proches après des suicides de personnes militantes. »
Une note en bas de page précise que le terme « gouine » est assumé par « autodéfinition », tout en restant « discriminant pour parler d’autrui ». Le reste de l’amorce campe le très délicat sujet des violences internes des groupes et des organismes dans lesquels se déroulent les luttes pourtant faites contre les violences, et en particulier contre celles faites aux femmes et aux membres des communautés LGBTQ+.
La psychosociologue Elsa Deck Marsault intervient comme bénévole au sein du collectif d’entraide queer et féministe Fracas, qu’elle a fondée en 2019. Elle y vient en aide à des organisations communautaire aux prises avec des conflits et des violences. Une centaine de personnes et d’associations ont déjà été aidées par Fracas.

L’essai s’inspire de cette expérience de terrain. « J’ai une pratique d’intervention, et c’est vraiment parce que je suis une praticienne, une intervenante, que j’ai pu écrire », dit-elle, jointe en France. « Tout ce qui est dans le livre vient de là. »
Décrier la dénonciation ?
Reprenons l’exemple de la dénonciation publique, l’un des outils les plus utilisés pour rendre visible du harcèlement, voire des agressions.

Le mouvement #MoiAussi (#MeToo) repose en partie sur la culture du bannissement, la fameuse cancel culture. Des accusations publiques menant à la mise au ban et au boycottage ont encore frappé fort en France, récemment, contre des réalisateurs, des comédiens ou des éditeurs. C’est le #MoiAussi des arts et de la culture. Face à des hommes soustraits à la justice légale, l’opprobre médiatique et public peut devenir nécessaire — et même le seul moyen pour contrebalancer le rapport de force —, dit Mme Deck Marsault.
L’arme redoutable du « call out » est parfois aussi utilisée à l’intérieur même des groupes et des organisations qui soutiennent les victimes. La dénonciation peut se faire sur la base de rumeurs et mener à l’exclusion de personnes militantes, y compris pour l’utilisation d’un simple mot honni. Elle cite même le cas d’une personne queer anathématisée en raison de ses infidélités.
Je critique quand on finit par utiliser ces outils-là dans des espaces où les rapports de pouvoir ne sont pas si déséquilibrés que ça », dit l’essayiste en entrevue. « Du coup, ça a des impacts totalement délétères sur les gens contre lesquels c’est utilisé. Ça devient le mécanisme, le réflexe, sans essayer autre chose auparavant pour aider les personnes à voir ce qu’elles font de mal. »

L’autrice féministe sait que certaines de ses salves d’une extrême sévérité vont choquer. Elle écrit avoir fini personnellement par rompre avec les collectifs qu’elle a traversés, à force d’être terrifiée par ce qu’un groupe peut faire subir à ses membres. « Je cherche à comprendre pourquoi des milieux qui critiquent la police, la prison et les institutions carcérales et pénales font finalement parfois pire que la police pour faire justice dans leurs propres rangs », dit-elle.

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